Thomas Edison
Charles Cros
La légende de l’inventeur méconnu, bafoué de son vivant et glorifié enfin, longtemps après sa mort, reçut naguère une illustration nouvelle au cours d’une cérémonie solennelle qui se tint à la Sorbonne le 30 avril 1927.
Il y avait ce jour-là cinquante ans que Charles Cros avait déposé à l’Académie des Sciences un pli cacheté contenant la description exacte et complète d’un des plus merveilleux appareils qui soient nés du génie humain. Et c’était ce grand anniversaire qu’on célébrait en Sorbonne pour témoigner hautement et officiellement que la France était pleinement en droit de revendiquer la gloire de cette invention.
Sans doute eût-elle pu la revendiquer plus tôt, rendre hommage à l’auteur de son vivant, mettre à sa disposition les sommes nécessaires pour lui permettre de réaliser son idée et de construire son appareil. Mais chacun sait qu’il n’est point d’usage, chez nous, d’en agir ainsi. La tradition veut que l’inventeur connaisse, sinon les persécutions, du moins les dédains de la foule, et qu’on ne lui rende justice que longtemps après sa mort, et quand l’étranger s’est emparé de son idée et lui a fait un sort.
C’est là toute l’histoire de Charles Cros et de sa géniale invention.
Les idées de Charles Cros
Charles Cros fut un esprit des plus originaux. Savant, certes, et très grand savant, il se doublait d’un poète, d’un humoriste, d’un pince-sans-rire. Pour se reposer de ses travaux scientifiques, il écrivait des vers et de très beaux vers — son recueil le Coffret de Santal, contient des pièces admirables — et il faisait des monologues pour Coquelin cadet. Il était notamment l’auteur d’une « scie » fameuse, le Hareng-Saur, qui valut au célèbre comique ses plus francs succès.
Mais ce n’était là, pour Charles Cros, que badinages nécessaires à la détente de son cerveau. Le savant se livrait à de plus utiles travaux. Tout jeune, il avait étudié concurremment et la médecine et les langues anciennes. A quinze ans, il savait autant de sanscrit qu’un vieux brahmane. Un des premiers, il réalisa la synthèse du rubis. Avec Ducos du Hauron, il découvrit la photographie en couleurs.
L’audace de certaines de ses conceptions scientifiques frisait parfois la plus invraisemblable fantaisie. L’idée d’une communication possible entre les planètes le hantait. En 1869, il publia dans le Cosmos un curieux mémoire (1) sur ce sujet. Comme, en ce temps-là, il n’était certes pas encore question de télégraphie sans fil, Charles Cros méditait de communiquer avec Mars au moyen de signaux optiques. Il proposait que, sur un immense espace de terrain, le Sahara, par exemple, on dessinât, en traits lumineux extrêmement puissants, la figure du théorème du carré de l’hypoténuse. Les savants de Mars, pensait Charles Cros, auraient reconnu immédiatement cette figure et auraient répondu, au moyen du même procédé, par la figure du théorème suivant. Et la correspondance se serait établie ainsi entre les deux planètes.
Cette idée, plus américaine que française, ne fut jamais réalisée. Elle montre du moins que le savant, chez Charles Cros, ne reculait pas devant des projets plus propres à exciter l’imagination d’un Jules Verne que celle d’un grave mathématicien.
Charles Cros et Edison
Mais venons-en à la conception du phonographe. Charles Cros avait déposé le 30 avril 1877, à l’Académie des Sciences un pli cacheté sous le titre que voici : « Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe ». Ce pli fut ouvert, lu en séance publique le 3 décembre de la même année et reproduit in-extenso dans le procès verbal de la dite séance.
Toute l’invention du phonographe y était nettement expliquée : membrane vibrante, pointe métallique suivant les ondulations de la membrane, appareil moteur faisant tourner la surface d’enregistrement : rien n’y manquait… Ou, plutôt, il n’avait manqué à Charles Cros que les fonds nécessaires pour construire l’appareil et présenter, au lieu d’une simple description, l’invention réalisée.
Ces fonds, Charles Cros les chercha vainement… Vainement il esseya d’intéresser à son invention les constructeurs d’appareils scientifiques. N’ayant pas réussi, il voulut, au moins, en désespoir de cause, et pour s’assurer la priorité de la trouvaille, au cas où quelque réalisation du même genre serait tentée, publier la description de l’appareil avec tous les détails de son fonctionnement. Il chargea de ce soin un savant prêtre de ses amis, l’abbé Le Blanc, rédacteur scientifique de la Semaine du Clergé. C’est dans cette feuille que, le 10 octobre 1877, parut le premier article relatif à l’invention de Charles Cros, et que fut imprimé pour la première fols, le nom de phonographe, qui devait lui être attribué.
L’inventeur, à la vérité, eût préféré le nom de « paléophone « (voix du passé). C’est l’abbé Le Blanc qui proposa le terme « phonographe« ; et phonographe est resté.
Or, c’est seulement cinq Jours après l’ouverture du pli de Charles Cros à l’Académie, c’est-à-dire le 8 décembre 1877, que Thomas Edison prit un brevet, d’ailleurs tout à fait informe, sur « les vibrations d’un tympan actionnant une plume chargée d’encre et frôlant une bande de papier sans fin. » Cela ne ressemblait guère au phonographe conçu par Charles Cros. Mais le 15 janvier suivant, Edison prenait un second brevet dans le quel se trouvait décrit le phonographe mécanique. Le grand adaptateur et réalisateur américain avait eu tout le temps de s’inspirer du mémoire original de Charles Cros, publié dans les comptes rendus de l’Académie, et de l’article de l’abbé Le Blanc, paru trois mois auparavant.
On a dit avec raison qu’en cette affaire, Thomas Edison avait été à Charles Cros ce que Guglielmo Marconi fut à Edouard Branly dans la réalisation de la T. S. F. La comparaison est parfaitement judicieuse, avec cette différence, toutefois, que Marconi a proclamé la priorité des travaux de Branly, tandis qu’Edison s’est attribué à lui seul toute la gloire de l’invention.
Or, cette gloire, il la doit surtout au fait qu’il a trouvé toujours autour de lui des capitalistes amis du progrès, confiants dans son génie, qui lui ont permis de puiser dans une caisse large ouverte et abondamment fournie pour réaliser toutes les inventions dont il s’occupait.
Et c’est là ce qui, par contre, a manqué de tout temps aux inventeurs français.
Les surprises du phonographe
Cette invention du phonographe était une chose si singulière, si étrange, si inattendue, qu’elle suscita d’abord l’incrédulité générale. On raconte que c’est à elle qu’Edison dut ce titre de « wizard », c’est-à-dire de sorcier, de magicien, que ses compatriotes lui gardèrent depuis lors.
Le soir oû il acheva la construction de son premier appareil, son principal commanditaire, M. Carman, se trouvait avec lui dans son laboratoire. Il regardait l’appareil, se demandant ce qu’il pouvait bien être, car Edison n’en avait encore parlé à personne.
— Qu’est-ce donc que cela ? demanda M. Carman à l’inventeur.
— Cela, répandit Edison, c’est une machine qui parle.
Carman éclata de rire, croyant que le savant se moquait de lui.
— Voulez-vous parier avec moi, reprit Edison, que cet appareil va répéter textuellement ce que je vais lui dire ?
— Je tiens le pari.
Edison récita devant le diaphragme les premiers vers d’une fable, que l’appareil, en bon perroquet, reproduisit d’une voix aigrelette, mais distincte.
— You are a great wizard ! — Vous êtes un grand sorcier ! s’écria Carman.
En Angleterre, quand on présenta le premier phonographe importé d’Amérique, il se trouva dans l’assistance un évêque, John H. Vincent, qui, soupçonnant, quelque supercherie, voulut se livrer à une épreuve. Devant un rouleau, il énuméra à toute vitesse, un certain nombre de noms propres tirés de la Bible. L’appareil les répéta correctement… et le prélat s’avoua vaincu.
— Il n’y a que moi dans tout le pays, dit-il, qui puisse réciter ces noms avec une telle rapidité.
Mais l’incident le plus comique se produisit à Paris, à la séance de l’Académie des Sciences, où un représentant d’Edison présenta un phonographe pour la première fois. Le président de l’assemblée, un médecin, nommé Bouillaud, se fâcha tout rouge et, saisissant l’opérateur au collet, le secoua d’importance :
— L’Académie, s’écria-t-il, n’est pas dupe du charlatanisme d’un habile ventriloque !…
Il ne consentit à prendre l’invention au sérieux que lorsqu’on l’eût prié d’impressionner lui-même un cylindre et qu’il eût entendu l’appareil répéter exactement les paroles qu’il avait prononcées.
Tels furent les débuts du phonographe. On sait à quel degré de perfection est arrivé aujourd’hui cet appareil. C’est là une des grandes inventions de ce XIXe siècle, si injustement diffamé, et si fécond en progrès de toutes sortes.
Nous avons le droit , de rappeler avec quelque fierté que cette merveilleuse invention est née dans un cerveau français.
« Le Petit journal. » Paris, 12 août 1938.
- Dans un mémoire sur les moyens de communication avec les planètes, M. Charles Cros, propose d’envoyer des rayons lumineux groupés en faisceaux, par le moyen de miroirs paraboliques. Le faisceau enveloppe toute la planète et la déborde; ainsi, des observateurs, s’il y en a sur l’astre, verraient un point lumineux, — celui d’où partent les rayons, — sur le disque amplifié de la terre.
Les intermittences du signal servent d’abord à établir une numération, et, ensuite, à transmettre des séries numériques traduisibles en dessins tracés en points. Il y a plusieurs procédés graphiques pour arriver à ce but; on choisirait un des plus simples, qui serait aisément deviné par les habitants de l’astre suscité, du moment qu’on les suppose assez intelligents pour observer et noter les signaux.
L’auteur évalue numériquement l’intensité lumineuse de Neptune vu de la terre, ainsi que celle du signal, étant donné le diamètre du faisceau lumineux au niveau de l’astre visé. Il conclut, de la comparaison des deux intensités, qu’on pourrait, par les moyens actuellement connus, rendre la lueur du signal assez intense, pour que, vu de Vénus ou de Mars, ce signal fût aussi visible, et même davantage au besoin, que Neptune vu de la terre.
Enfin, M. Charles Cros signale à l’attention des astronomes, ces points brillants que divers observateurs ont vus sur les planètes rapprochées; car il émet la supposition que ces points pourraient bien être des appels au monde terrestre. « Cosmos : revue encyclopédique. » Paris, 3 juillet 1869.
Go ahead !
Go ahead ! c ‘est le mot du fils de la robuste Amérique. Il signifie : « Allons de l’avant, ne jetons jamais un regard en arrière; ne nous décourageons point; de quelque injure que le destin nous accable, ne perdons pas notre temps à gémir. Relevons-nous et, secouant les oreilles, remettons-nous en route. »
Je lisais, l’autre jour dans la Revue des Revues que le laboratoire de M. Tesla vient d’être dévoré par un incendie. Il est fort probable que vous ignorez et les travaux et le nom même de Nikolas Tesla. Il n’y à qu’heur et malheur en ce monde. Tesla est un des inventeurs les plus ingénieux de ce temps, le rival d’Edison, qui a fait faire à la science de l’électricité des pas décisifs. Mais voilà, Edison est connu de tout l’univers, et c’est à peine si le nom de Tesla commence à franchir le cercle étroit des sociétés savantes.
Hélas ! moi, qui vous en parle, je serais tout aussi embarrassé que vous de donner des détails sur les découvertes par lesquelles il s’est signalé à l’attention des académies. Tout ce que je sais, et encore ne le sais-je qu’en gros, c’est qu’il a inventé une pompe à l’aide de laquelle on puise directement dans l’immense réservoir de la terre la force électrique. En sorte que le jour viendra peut-être où au lieu d’aller à grand’peine, et au prix de dangers sans nombre, fouiller les entrailles du globe pour en retirer la lumière et la chaleur sous forme de blocs de charbon, l’homme les en tirera plus simplement, avec moins de dépenses, de travail et de hasard, au moyen de la pompe Tesla. Comment cela se peut faire, je l’ignore.
Je n’ai voulu, pour mon compte, que vous intéresser à ce laboratoire, où l’inventeur américain gardait entassés plans, mémoires et notes; où il avait en train une foule de machines et de découvertes; où vingt années de sa vie étaient enfermées, et que vient de dévorer en quelques heures un incendie stupide.
On conte que le savant a assisté à ce désastre, qu’il a vu périr tout le travail de sa jeunesse, ses rêves d’avenir et de gloire, et que, quand tout fut consumé, il se contenta de jeter au ciel un superbe Go ahead.
Isaac Newton, raconte-t-on, travaillait depuis dix ans à établir des calculs longs, compliqués et difficiles. Un jour il laissa près du manuscrit qu’il venait d’achever une lampe allumée et sortit un moment. Il avait une chatte qu’il aimait beaucoup, et qui, ronronnant sur un coin du bureau, le regardait de ses yeux demi clos écrire et allonger ses interminables colonnes de chiffres. La chatte, en l’absence du maître, sauta sur le monceau de papiers et renversa la lampe. Les feuilles prirent feu. Quand Newton rentra, il ne restait plus de son prodigieux labeur de dix années que des bribes de papier noirci qui voltigeaient dans l’air. Il contempla le désastre et, passant la main sur le dos de la bête :
— Tu ne te doutes pas, lui dit-il doucement, du mal que tu m’as fait !
Et rallumant sa lampe, il se remit au travail.
C’était sa façon de lancer le Go ahead des Américains.
« Le Petit journal. » 19 mai 1895.
Edison
Thomas Edison va mieux. Il a déjà fait quelques promenades. Mais sa crise d’urémie n’est pas absolument finie et les médecins se montrent encore soucieux.
L’inquiétude des médecins est d’ailleurs la dernière préoccupation d’Edison. Il ne veut pas écouter les Esculapes d’Amérique ni d’ailleurs. A peine mieux, il s’était assis, malgré leur défense, sur le bord de son lit. Comme il est un peu sourd, il prétend ne pas entendre leurs conseils. On lui met par écrit ce que veulent les médecins. Et on l’entend répondre qu’il n’a pas entendu… Il s’est même mis à fumer les petits cigares noirs qui lui plaisent. Il est ravi de narguer ainsi ses infirmières et ses docteurs.
Avec un si bon moral, on peut espérer qu’Edison va rapidement se rétablir. Voilà, certes, un malade comme Molière devait les aimer !
« L’Impartial. » Djidjelli, 1931.